Rencontre avec Mr X : une extraordinaire leçon d’humilité.

Jacques Fievez    2019-11-06 15:23:32   


Ce 28 septembre 2019, de bon matin, je monte dans ma Porsche 911 RS et m’en vais sous la pluie... Quoi de presque plus normal puisque je me rends à Francorchamps…

Ce ne sera pas pour rouler mais pour admirer le spectacle des 6hrs de Spa.
Cet événement fait la part belle aux véhicules historiques et plus particulièrement à la Ford GT40 qui, il y a maintenant 50 ans, remportait les 24h du Mans avec Jacky Ickx pour pilote.

C’est sous l’initiative de mon ami Benoît Greffe que nous bravons vents et pluies.
Jadis, nous suivions les cours d’architecture ensemble et parfois non sans lassitude. Aussi, à maintes reprises, nous divaguions en dessinant des voitures de sport de tout genre.
C’est sans doute de là que sont nées nos passions et qui se sont traduites de manières différentes ; moi « en pratiquant » (restauration et pilotage) et Benoît en devenant une vraie encyclopédie du sport automobile et, en particulier, sur la période de fin des années 60 et début des 70.

C’était une période de grand cru avec le chassé-croisé que se faisait les grands constructeurs et surtout en endurance. C’est ainsi qu’est née la Ford GT40 mais aussi la Ferrari 512 et la formidable Porsche 917 qui vivait là, ses premiers tours de roue.

Si nous sommes en route, c’est donc en espérant voir ces fameuses Ford et peut-être celle-là même que notre Jacky Ickx pilotait. On peut rêver !

Souvenez-vous, Jacky en était alors qu’à ses débuts. Il s’était tâté au 24hrs en 1966 sur GT40 et en 67 sur Mirage mais, à chaque fois, pour connaître l‘abandon. En 1969, il reste donc le jeune premier que l’on imagine. En outre il n’a encore que 24 ans.

A l’époque, le départ se prenait de manière folklorique. Les autos étaient rangées en épis le long de la piste et chaque pilote était debout à l’opposé de la piste, bien en face de son propre bolide. A la détonation du départ, chacun courait vers son engin et sautait littéralement dedans. C’était une réelle gageure avec ces autos étriquées parfois avec des portes dont la conception était peu conventionnelle (porte papillon, basculante ou ouvrante mais avec une portion de toit y compris).
A peine assis dans son baquet, le pilote mettait alors en route le moteur et filait au plus vite. C’était certes spectaculaire mais rendez-vous compte du tohu-bohu que cela constituait mais aussi du danger que cela représentait pour les pilotes, d’autant que pour gagner du temps aucun ne s’attachait avant de démarrer. Ils le faisaient tant bien que mal en roulant. Avec des harnais à quatre points, c’était rock’n’roll... Parfois même, ils ne s’attachaient pas du tout.

Cela donnait un spectacle peut-être amusant à regarder mais c’était littéralement criminel.

Déjà, il ne fallait pas trébucher sur la piste au risque de se faire écraser par un concurrent plus hâtif ; il fallait encore être habile pour entrer et fermer la porte. On se souvient de Ken Miles (victorieux aux 24hrs de Daytona 1966) qui aux 24hrs du Mans de la même année s’était « choqué » la tête en refermant à la hâte la portière de sa GT40, dans ce type de départ.
Si la GT40 a des portières s’ouvrant de manière ordinaire, elles ont la particularité de comporter une partie du toit. Ainsi, en ouvrant la portière, une portion du toit s’ouvre et découvre ainsi amplement le siège, le rendant ainsi plus accessible.
En refermant cependant la portière, la partie horizontale de toit attachée à la porte devient littéralement une guillotine si on n’y prend pas garde. C’est ce qui arriva à Ken Miles et il en fut bien groggy. Malgré cela et toujours pas attaché, il prit le départ.

Pire encore est l’histoire de John Woolfe et de sa toute nouvelle Porsche 917. Il prit un beau départ et comme tous les autres, il cherche à s’attacher en roulant mais le drame est devant lui. Il ne sait éviter l’accident avant même d’avoir eu le temps de s’attacher. Il fut éjecté de son auto et l’accident lui fut fatal. C’était précisément en 1969, année où Jacky Ickx découvre l’entièreté de l’épreuve.

Avant même la course, Ickx avait anticipé ces drames et analysé les risques d’un tel départ qui ne faisait plaisir qu’au public. Sans hésiter, il s’y opposait à sa manière. Aussi et alors que ce n’était que sa toute première participation, sans mot dire pas même à son propre team, il décide de boycotter ce genre de spectacle et prit tout son temps pour accéder à son auto.
Pendant que tous s’échinaient à prendre le départ en courant, Ickx traversa la piste d’un pas lent, prit le temps de s’attacher et partit bon dernier.

Son directeur de course devait s’arracher les cheveux. Imaginez la scène : la belle GT40 avec son jeune poulain qui n’en fait qu’à sa tête, partant bon dernier !

C’est l’émoi et, sur ce, les spectateurs n’ont d’yeux que pour l’équipage « Ickx, Oliver » et leur GT40 portant le numéro 6.
Elle en deviendra légendaire !

Ickx fera une remontée phénoménale et son équipier prit de bon relais.

Sur le dernier tour, tout le monde retient son souffle car l’incroyable se produit : Ickx est en tête avec, dans ses talons, la Porsche 908 de Hans Herrmann et Gérard Larousse.

Dans les derniers virages, la Porsche arrive cependant à repasser la Ford.

Le suspense est à son paroxysme quand, dans la dernière ligne droite, alors que les deux autos sont dans le même cadre de tous les appareils photos, Jacky déborde la Porsche et fait parler la foudre de ses 435 cv (NB : 470 ordinairement mais limitée à 435 pour Le Mans). La ligne d’arrivée est proche et enfin Ickx la franchit le premier avec seulement 120 mètres d’avance !

Le miracle s’est produit ! Jamais plus on fera tel départ au Mans et, à tout jamais, Ickx devint "Monsieur Le Mans" !

C’est donc cela qu’on fête aujourd’hui à Francorchamps !

Je gare ma belle Porsche derrière la tribune de départ et, avec Benoît, on se dirige vers les paddocks des 24h puis vers l’auberge de « l’eau rouge », premier bâtiment de ce lieu mythique où déjà une superbe GT40 écarlate est garée nonchalamment.

Je propose d’y prendre le café et nous nous mettons dans la petite file. Benoit me tape du coude car juste derrière moi attend Vanina Ickx en personne (seconde fille de Jacky).
Elle converse avec une dame et j’entends sa dernière phrase : "bon je vais y aller. Faut que je m’occupe de papa… ".

Benoit et moi nous croisons d’un regard aux yeux grands ouverts ; " le Maître est donc en ces lieux".

On lévite déjà et traîne dans l’endroit. Soudain, l’improbable se produit et ce grand homme arrive discrètement. Peu s’en intéresse dans l’immédiat mais le léger brouhaha des bavardages se tarit au point de devenir silencieux.

Jacky s’appuie alors à une haute table, juste celle à côté de la nôtre.

Quelques rares personnes se hasardent à l’aborder. Ickx répond avec comme une certaine lassitude. Il faut avouer que les bains de foules doivent être une tare (voire un supplice) pour quelqu’un d’aussi célèbre. Vanina est juste derrière jetant un œil attentif, presque défensif.

Mon ami Benoit est tout émoustillé et personnellement je ne tiens plus. Je sors de mon sac un petit livre et m’approche du grand Maître.

Je me tâte : "désolé de vous importuner mais reconnaissez-vous ce livre ?"
Et à partir de là tout s’emballe…
" mais vous ne dérangez pas et ce livre est celui de mon exposition à Bruxelles en 2015 avec mon grand ami Eddy". Ickx fait là allusion à notre Eddy Merckx et il enchaîne...
"Quel grand champion, bien plus grand que moi".
Je rétorque :
" non bien sûr ! Vous êtes l’homme aux 6 victoires au Mans".
"Mais ce n’est rien au côté de ses 525 victoires " dit il et il poursuit :
« savez-vous que son second est Bernard Hinault et que son palmarès n’arrive même pas à la moitié de celui d’Eddy !".
Je jubilais mais persiste à le défendre :
"oui mais vous, vous avez excellé dans tous les domaines : en rallye, en formule 1, en endurance et même au Dakar !"
"Mais, dit-il, c’était une autre époque. C’était plus facile. Maintenant un jeune pilote doit surtout satisfaire ses sponsors et jamais on ne l’autoriserait à telle variété".

Mais quelle leçon d’humilité était-il en train de me faire ? J’étais vaincu et conquis !

Pour ne pas l’importuner d’avantage, je lui tends la main comme pour conclure l’entretien en le saluant et lui dit une phrase me semblant anodine :
" vous avez eu une belle vie ".
Me tendant aussi la main, il se ressaisit à ces paroles, reprit sa main et me pointa de l’index.
"Là, ce que vous dites est une grande vérité. J’ai eu une belle vie. Je fus gâté par elle. J’ai toujours eu un ange gardien ". Et il répéta la phrase avec insistance.
Je reprends alors :
" vous songez sans doute à vos accidents de 68, 70 et 76 ? ».
(NB : double fracture de la jambe gauche en 1968 au GP du Canada sur Ferrari F1 ; incendie dans sa Ferrari F1 en 1970 à Monza où il en ressort vivant miraculeusement et au même genre d’accident dans sa Lotus F1 en 1976 au GP des Etats-Unis où il s’extirpa de l’auto et regagna le bord de piste à pied, avec deux chevilles brisées.)
"Certes et il y en eu d’autres..." reprit-il.

C’est alors que sur le podium trônant au milieu de la salle, le speaker fit tinter son micro !
Ickx regardait par-dessus mon épaule et je compris ce pourquoi il était réellement là.
"Je crois qu’il vous faut y aller. Bravo pour ce que vous nous avez donné Monsieur Ickx et merci ".
Dans l’élégance qu’on lui connait, il sembla ignorer ce qui était autour de nous, se reconcentra sur moi, prit largement le temps de me serrer la main et me dit avec profondeur :
"c’est moi qui vous remercie" !

J’ai cru m’évanouir. J’en ai encore les poils qui se dressent de se souvenir où Ickx me fit une extraordinaire leçon d’humilité.

Quel instant ! Merci Monsieur le baron Ickx, Merci Monsieur « Le Mans » !

Jacques Fiévez (le 06-10-2019 pour le souvenir de mes proches)

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